Vous avez dit intelligence ?
Imaginez la scène : une réunion de conseil d’administration réunissant des chefs d’entreprises, tous brillants et faisant preuve individuellement d’excellence dans leurs sociétés respectives. Quelle ne fut pas ma surprise de constater l’inefficacité de cette réunion et leur parfaite incompétence à prendre une décision collégiale constructive dans un temps raisonnable.
C’était au début de ma carrière, dans les années 90. Mon premier contact avec les difficultés de mener des actions collectives de manière efficace et en engageant le plus grand nombre de participants.
30 années ont passé depuis et l‘expression « intelligence collective » a fait ses premiers pas dans les organisations et le management depuis de nombreuses années déjà.
Cela ne m’empêche pas de constater toujours autant de maladresses, d’impréparation, ou d’absence de méthode dans les pratiques collaboratives des entreprises, collectivités, associations…
Je présenterai dans ce blog et à travers une série d’articles comment l’intelligence collective est une richesse qui existe dans toutes les organisations, mais qui est trop rarement exploitée dans tout son potentiel.
C’est la méconnaissance de cette ressource, celle des bonnes pratiques, des bonnes attitudes et des bons outils qui font le plus souvent défaut pour gagner en compétences pour nous-mêmes et les organisations.
Une méconnaissance, notamment des fondements et des prérequis de l’intelligence collective, qu’il convient de questionner car le monde-village s’est complexifié, le temps s’accélère, les défis s’enchevêtrent.
Mon intention est d’explorer à travers plusieurs articles dans ce blog les composantes de l’intelligence collective dans les organisations :
- La définition de l’intelligence (dans ce premier article)
- Une approche de l’intelligence collective
- La place de l’intelligence collective dans les organisations
- Les principes de l’intelligence collective
Définition : une intelligence à niveaux multiples
Selon différentes sources, l’intelligence se définit comme :
- « Un ensemble des fonctions mentales » (Larousse), par opposition à une situation ou un état
- « La capacité d’adaptation à une situation, l’aptitude à choisir des moyens d’action en fonction des circonstances » (Larousse)
- « L’ensemble des processus dans des systèmes, plus ou moins complexes, vivants ou non, qui permettent de comprendre, d’apprendre ou de s’adapter à des situations nouvelles » (Wikipedia)
Dans le langage courant, on pourra ainsi dire d’une personne qu’elle est intelligente si elle peut :
- acquérir et retenir des connaissances : bachotage, vocabulaire, récitations, tables de multiplication, conjugaisons…
- en comprendre le sens et les implications, comparer différentes informations, se faire sa propre interprétation, donner du sens
- comprendre le système dans lequel elle évolue, ce qui peut lui permettre de s’affranchir de certaines règles, de sortir du cadre
- utiliser les informations pour modifier le système, jouer avec lui, avec les règles et les autres : les enfants par exemple savent décoder les faiblesses des parents pour obtenir ce qu’ils désirent
- créer des relations et interagir avec les personnes du système pour combler ses propres lacunes, voire créer des rapports de forces ou des alliances en vue de défendre ses intérêts. (l’intelligence relationnelle et sociale)
- se connecter à ses envies pour définir ses propres besoins : l’intelligence intra-personnelle, voire existentielle, permet un meilleur centrage sur soi et ses valeurs
- avoir des intuitions et les cultiver pour apporter des solutions à des problèmes insolubles pour les autres
Se libérer d’une définition restrictive de l’intelligence
Notre culture occidentale a longtemps considéré l’intelligence comme une spécificité exclusivement humaine déterminée par la taille de notre cerveau. Elle reposerait sur nos capacités cognitives : parler, écrire, concevoir et utiliser des outils, et par nos organisations sociales et culturelles.
Le monde animal serait nécessairement moins intelligent que les humains. Les végétaux en seraient totalement dénués.
Cette vision s’est construite surtout à partir de Descartes sur la base de la séparation de la pensée et de la matière, de l’homme et de la nature, et sur le contrôle de cette dernière par l’homme.
Elle s’est imposée globalement avec le développement de notre modèle de développement occidental économique, scientifique, technologique.
La définition de l’intelligence comme ensemble de fonctions mentales est une construction récente. Elle domine les organisations sociétales, politiques et managériales contemporaines.
Elle régit les principes de l’éducation, les modes de fonctionnement de la société et des entreprises. Elle trouve son prolongement logique dans l’intelligence artificielle et la suprématie des ordinateurs et logiciel (paramétrables) sur le vivant qui serait incontrôlable.
Cette conception de l’intelligence est indissociable des progrès technologiques et de santé incontestables qu’elle a permis au cours des derniers siècles, mais aussi des blocages et des difficultés auxquelles nos organisations sont aujourd’hui confrontées : crises environnementale, sociale et économique.
L’intérêt de comprendre le caractère « construit » et culturel de cette définition de l’intelligence est de s’autoriser à la remettre en cause pour ouvrir de nouvelles opportunités de coopération, de collaboration et de co-construction.
La science elle-même a entamé cette remise en cause depuis plusieurs décennies. J’aurai l’occasion d’y revenir dans un prochain article.
L’important ici est de prendre conscience que :
- nous disposons d’une richesse considérable d’intelligences en nous et autour de nous, individuellement et collectivement
- grâce à elles, nous pouvons relever les défis auxquels sont confrontées les organisations en dépassant nos croyances, nos habitudes, nos aprioris et nos limitations, comme nous y invite la citation d’Albert Einstein:
« Vous ne pouvez pas résoudre un problème avec le même niveau de pensée que celui qui l’a créé. »
Albert Einstein
De nouvelles approches pour plus d’intelligence
Depuis plusieurs décennies, les travaux de nombreux chercheurs ont permis de prendre du recul par rapport à l’approche purement cognitive enseignée dans les écoles qui valorisent les connaissances, l’apprentissage et le respect des règles et des procédures.
D’autres intelligences sont indispensables à notre équilibre, à notre créativité et au fonctionnement de nos organisations :
- Elles viennent en complément de nos méthodes traditionnelles, notamment lorsque celles-ci montrent leurs limites
- Elles créent plus d’harmonie, d’efficacité, de durabilité, de flexibilité et de résilience dans nos organisations.
Reprenons quelques types d’intelligences les plus couramment recensés.
Le quotient intellectuel (QI)
C’est le point de départ dans l’approche scientifique de l’intelligence à partir du XIXème et début du XXème siècles.
Dans une vision matérialiste du monde, le degré d’intelligence des personnes était mesuré selon des critères objectifs avec des méthodes scientifiques et mathématiques. L’objectif était de détecter d’avance les élèves faibles scolairement (1) puis de dépister les enfants et les individus surdoués (2) .
Il s’agissait d’évaluer la capacité des individus à acquérir, mémoriser et analyser des connaissances (source Wikipedia).
Or le QI n’explique que partiellement la réussite scolaire, et moins encore la réussite sociale ou professionnelle.
Le quotient émotionnel (QE)
Créé dans les années 1990 à partir du travail de deux chercheurs, Salovey et Mayer, le quotient émotionnel (QE) mesure la capacité des personnes à gérer leurs émotions, à « faire avec », et à prendre en compte celles de leur entourage.
L’intelligence émotionnelle est une compétence essentielle car les émotions portent des messages pour nous permettre de nous adapter – de nous mettre en mouvement : émotion et locomotion partagent la même racine.
Si les émotions sont agréables, nous nous sentons bien, nous rechargeons nos batteries.
Si elles sont désagréables, nous sommes invités à changer quelque chose dans notre comportement, notre situation ou nos relations, pour nous mettre en sécurité ou pour nous réaligner sur nos valeurs et nos croyances. On comprend alors mieux l’intérêt d’être à l’écoute de nos émotions et de comprendre ce qu’elles nous disent.
Les émotions ne sont donc ni positives, ni négatives. En revanche, ne pas changer (c’est à dire ignorer le message d’une émotion négative, ou essayer de le supprimer sans rien changer) aura des conséquences néfastes : maladies, dépression, conflits, etc.
L’intelligence émotionnelle a longtemps été décriée et dénoncée dans le monde professionnel : « Vous devez laisser vos émotions à la porte du bureau ».
Il s’agit d’une méprise regrettable. Ce ne sont pas les émotions qu’il faut laisser à la porte du bureau, mais les comportements inappropriés ou excessifs engendrés par celles-ci lorsqu’elles ne sont pas comprises. Et cela s’apprend.
Cette distinction est désormais mieux comprise dans certaines entreprises, et une saine connexion à ses émotions est une compétence de plus en plus valorisée car elle favorise une meilleure collaboration au sein des équipes (3).
Les intelligences multiples :
En 1983, Howard Gardner (4) a identifié 9 types d’intelligences chez les individus :
- linguistique,
- logico-mathématique,
- spatiale,
- intra- et interpersonnelle,
- corporelle-kinesthésique,
- musicale,
- naturaliste
- existentielle.
Chacun de nous a développé plusieurs de ces intelligences, à des niveaux plus ou moins forts.
Ces intelligences contribuent en particulier à améliorer notre capacité de résilience, d’action, de collaboration et de bien-être car elles participent à la diversité des interactions sociales et à notre rapport à notre environnement.
Si certaines font défaut, et que cela présente parfois un inconvénient, il est possible de les développer par des exercices de créativité, par de la méditation, une pratique sportive ou artistique, par exemple. L’objectif n’est pas de devenir un expert , mais de rééquilibrer nos ressources internes et nos capacités de connexion aux autres (5).
L’intuition
L’intuition, ou les intuitions devrait-on dire, sont des messages qui s’imposent à notre conscience à partir du traitement inconscient d’informations sensorielles intérieurs ou externes non conscientisées.
Elle s’appuie sur la capacité de l’inconscient à traiter des milliers d’informations simultanément alors que le conscient ne peut en traiter que 7 (+/- 2). Ces chiffres peuvent être multipliés par 1.000 selon les sources, mais l’ordre de comparaison reste sensiblement le même.
L’intuition peut attirer notre attention sur un sujet important ou nous faire prendre des décisions sans passer par une raisonnement rationnel et sans avoir connaissance des informations subliminales qui nous y ont conduit.
Roland Jouvent (6) auteur du « Cerveau magicien » considère que la capacité intuitive consiste à percevoir des éléments contextuels et à les agencer de manière adaptative pour trouver une solution nouvelle.
… et d’autres formes d’intelligences encore
Les travaux sur les intelligences humaines (et non-humaines) n’en sont qu’à leur début.
- Certains s’orientent sur le rôle des organes (le cœur et les intestins, par exemple, qui comportent des dizaines de milliers de neurones), les cellules elles-mêmes, voire les virus et bactéries qui pourraient participer à notre intelligence. Ces découvertes renforcent la notion d’intelligence kinesthésique évoquée ci-dessous.
- D’autres chercheurs et scientifiques explorent très sérieusement la possibilité d’une intelligence quantique présente dans le vide de l’univers, avec laquelle nous communiquerions par l’intermédiaire de nos sens et de notre cerveau.
- Les biologistes travaillent sur l’intelligence des animaux et aussi des plantes (des arbres en particuliers) ce qui donne de nouvelles clés pour comprendre notre environnement et nos propres modes de fonctionnement.
L’objectif de ce récapitulatif n’est pas d’être complet mais d’ouvrir sur différentes formes d’intelligence auxquelles l’être humain a accès à titre individuel et collectivement également. .
Qu’est-ce que l’intelligence collective ?
Les éléments de définition de l’intelligence exposés dans cet article s’appliquent aussi aux ensembles collectifs, aux organisations et à tout système : ensembles, sous-ensembles, parties et sous-parties, qu’elles soient
- sociales : familles, tribus, nations, associations, entreprises…
- organiques : corps humain, cellules, bras, muscles, système digestif, cerveau…
- physiques : atomes ; eau, gaz, planètes, systèmes solaires, galaxies…
Je me concentrerai sur ce blog sur les organisations collectives humaines professionnelles : entreprises, associations et organisations professionnelles.
L’intelligence collective peut y être définie comme :
- l’ensemble des fonctions et processus internes de l’organisation
- l’aptitude à comprendre, à apprendre des circonstances, à s’adapter à une situation nouvelle, à choisir des moyens d’action
- la capacité à maintenir un équilibre interne sain, serein et sécurisant, et dans ses relations avec son environnement
- la faculté à atteindre un objectif, généralement à croitre ou à maintenir son existence
Ma conviction profonde est que cette intelligence existe dans tout collectif et que toute organisation dispose d’un accès à toute la variété des formes d’intelligences parmi celles mentionnées ci-dessus qui lui permettent de :
- favoriser des échanges respectueux en abaissant le niveau de stress
- permettre à chacun d’être acteur, de contribuer, d’apporter sa part
- stimuler la créativité, le lien et l’envie d’être et de faire ensemble
- laisser émerger des pistes de solutions, des options innovantes
- élargir le champ des possibles en rendant acceptable et désirable
- renforcer l’engagement de tous au service du collectif
- créer du sens pour chacun et la possibilité de le partager
Malheureusement, de nombreuses difficultés apparaissent régulièrement et empêchent de mener des actions collectives, de fédérer et d’engager les partenaires et parties prenantes.
Elle proviennent généralement de notre éducation et notre culture qui bloquent l’accès à ces compétences et à cette intelligence collaborative.
C’est là qu’interviennent les outils d’intelligence collective (IC) et les facilitateurs en IC.
Leur rôle est d’accompagner les organisations (entreprises, fédérations, collectivités, associations…) pour accéder aux ressources nécessaires, et pour avancer ensemble en fonction des besoins et des envies individuelles et communes.
Je vous propose de poursuivre cette exploration de l’intelligence collective dans le prochain article : « Jamais sans mes intelligences collectives ».
Franck VERGUET
Consultant en conduite d’accompagnement au changement
Facilitateur en Intelligence Collective
LIDEA Conseil
De l’idée à l’action
Contact : f.verguet@lidea-conseil.com
Tél : 06 22 74 67 25
(1) 1905, test de Binet et Simon et QI classique de Stern
(2) Test de Wechsler (QI standard)
(3) On observe également plus d’intérêt pour les personnes hypersensibles. L’hypersensibilité est aujourd’hui plus souvent perçue comme une qualité que comme un défaut qu’il faudrait gommer, ou dont il faudrait se préserver.
(4) psychologue du développement cognitif, professeur en cognition et en éducation à Harvard Graduate School of Education)
(5) en savoir plus sur les intelligences multiples
(6) professeur de psychiatrie et directeur du centre Émotion du CNRS à la Salpêtrière à Paris (pour en savoir plus).